Benoît Noulet, un peintre à raconter…
par Camille Prioleau
Liste des textes
« Alors il nous dit : « Regarde, regarde […] regarde ! Apprends à voir ! » Et à ce moment il disparaît. »
Marcel Proust
Dans l’atelier du peintre
On entre dans l’atelier du peintre par un escalier escargoté – tout en vertige – dont l’enroulement n’a d’autre but que de nous mener à cette porte entrebâillée.
On sait d’avance que quelque chose de fabuleux va se produire. Une rencontre, une imprégnation. Mais franchir cette porte revient à percer une bulle d’intimité, on n’ose pas tout déranger du regard. Alors on attend un peu, sur le seuil, le temps au lieu de s’habituer à notre venue.
Il y a d’abord cet évier encrassé par les âges et les éclats de peinture. L’émail a presque disparu sous le noir mélange des couleurs.
Les pinceaux et les brosses semblent ensommeillés, tout est silencieux.
Et pourtant, rien ne garde plus la trace du vivant. Une personne a vaqué ici, besogné, assidument. On devine son fantôme, sa silhouette tremblotante, ses sois du passé encore présents dans l’air. C’est presque palpable.
Le pas est lent, on voudrait ne rien rater de ces merveilles recelées. Et quelles merveilles !…
Les étagères sont truffées de potions magiques : des fioles de pigments naturels, de sables de toutes les couleurs, de la poudre d’escampette, de la poussière d’étoile !
De badauds, on passe à géographes, les étiquettes nous entraînent dans un voyage autour du monde, vers des contrées foulées du pied et échantillonnées, conservées comme un trésor vivant. Un souvenir dans un bocal, prêt à s’animer sitôt le couvercle relevé.
Tout au fond, un tableau d’écolier où sont accrochées les nouvelles toiles. Géographes, on devient géologues, découvrant ébahis l’épaisseur de ces couches stratifiées. On voudrait frotter, gratter, râcler toute la matière amoncelée : des végétaux séchés comme de vieux linges défraîchis, des roseaux, des branches, des filets paragrêle, des sables du Brésil, du Maroc, des Philippines ou du Roussillon…
Accroupi au-dessus du papier, le peintre prépare son geste.
Il tapote, martèle la toile à l’aide d’une ramure séchée, cueillie en promenade, et les formes, la lumière escomptée, rasante ou de surplomb, s’accommodent et se mettent à résonner…
La trace
– J’aimerais bien parler des traces et des empreintes que l’on peut desceller ou supposer dans vos tableaux.
– Il me semble que les traces sont comme le prolongement du geste. La mémoire du geste, oui. Je pourrais dire ça.
– Les traces me font penser au bruissement. Je veux dire qu’elles pourraient contenir autre chose à l’intérieur d’elles-mêmes. Des choses bavardes pour peu qu’on tende l’oreille.
– Ça me parle mais je verrais peut-être dans le mot « bruissement » tout ce qui relève de la vie de la trace justement. La trace est beaucoup plus inerte. Le bruissement, c’est quelque chose qui est entraîné par le vent par exemple, qui se traduit en mouvement. Et c’est un peu ce que j’essaie de rendre dans ce tableau.
– On sent qu’il y a bien une présence en l’œuvre, et qui continue d’être à l’œuvre. Qui continue de travailler même une fois le tableau exposé.
– Souvent, je vais chercher des végétaux lors de mes promenades sur le canal, j’entends le vent dans les arbres. Je mémorise ce paysage et je le garde en revenant. J’essaie de rendre ce bruit, cette vie.
– C’est comme si tous les matériaux qui ont servi à l’élaboration du tableau poursuivaient leur vie à l’insu de tous.
– Il faut leur donner leur propre vie une fois extraits de leur environnement.
– Est-ce pertinent alors de parler de polyphonie ? À travers les différents types de matériaux utilisés mais aussi de leurs nombreuses provenances.
– Je pense. Pour filer la métaphore musicale que tu évoques, j’utilise parfois des papiers découpés par les machines à broyer les documents, comme des sortes de partitions perdues. Et je ramène toujours du sable ou de la terre de mes voyages, riches des pieds qui les ont foulés, de leur histoire inconnue et entremêlée.
– C’est ça alors, une superposition de différentes voix et de différents lieux.
– On peut le dire.
– Ça fourmille tout ça ! (Rires) Tout à l’heure nous parlions de ce nouveau besoin de vide. Est-ce qu’au tout début, la surcharge vous paraissait salutaire ? Inévitable ?
– Je le sentais comme une nécessité, et peut-être que le vide me faisait peur aussi. C’est peut-être ça…
– Le vide parle aussi énormément, mais je trouve génial de devoir remonter le fil des gestes comme ça, comme un détective menant son enquête, cherchant à savoir par quelle couleur tout a commencé…
– C’est une enquête à double sens. Couplée aux lois d’optique et de physique sur le travail des couleurs complémentaires, il s’agit à la fois de revenir à l’origine pour le spectateur et pour moi de trouver ma propre voie, en me mettant en quête de savoir comment révéler les couleurs, leur donner un aspect plus ou moins intéressant, pour qu’elles ne soient ni écrasées ni amoindries. Il y a une part de connaissance technique que tu oublies après.
– (Pause) Sylvie Germain et d’autres auteurs conçoivent le silence non pas comme totalement pur, complètement blanc, mais comme habité par une multitude de voix d’outre-tombe. Ça me fait fortement penser au bruissement dont on parle. Comme vos toiles sont silencieuses, ça me plaît d’imaginer qu’elles murmurent à longueur de temps des choses secrètes que l’on peut à peine discerner…
– En fait, c’est peut-être que je cherche une forme de silence… parce que le monde m’effraie sans doute.
– C’est-à-dire à la fois dans le fait de vous retrancher dans l’atelier et à travers le résultat final de vos œuvres ?
– Il y a cette nécessité du silence dans l’atelier puis ce besoin d’exposer et de rencontrer du monde. Ça, c’est unique et j’apprécie énormément. Regarde où ça nous mène ! (Rires)
« Et ce silence n’est ni pur ni paisible, une rumeur y chuchote tout bas, continûment. Une rumeur montée des confins du passé pour se mêler à celle affluant de toutes parts du présent. Un vent de voix, une polyphonie de souffles. »
Sylvie Germain, Magnus